Photographies originales en argent et projections de « Musique pour les Yeux »
« Je pense que l’un des rôles de l’artiste… c’est d’aider les autres à retrouver leur regard (sur le monde et sur les choses) et avec le regard le sens si fondamental selon Heschel, de l’émerveillement » 1
Suivons le raisonnement d’Étienne Bertrand Weill : à quoi peut-on aspirer de plus grand que de percevoir le monde et les choses, pleinement, et de se laisser émerveiller par ce que l’on voit ? L’enchantement engendré par les photographies nommées Métaformes de É.B. Weill est peut-être de nature magique, en tout cas, “surnaturelle” nous dit Jean Arp dans un poème dédié à son ami en 1963.2 Photographies de nature magique mais aussi, concomitamment, scientifique ce qui pour É.B. Weill ne représente une contradiction en cela « que la science est venue prendre le relais de la magie pour appréhender le monde de demain ». 3 Appréhender le monde de demain, voilà un programme.
Sauf que rien n’est programmé chez É.B. Weill. Tout semble partir d’un élan, d’un mouvement, d’une chose fécondant, générant l’autre. De sensibilité empirique, il commence vers 1956 par bricoler de petits mobiles (gracieux comme des sculptures d’Alexander Calder) en fil de fer ou avec d’autres matériaux sobres qu’il éclaire et soumet à des mouvements simples ou complexes en les exposant devant une chambre photographique ouverte en pose longue. En expérimentant ainsi, il fait naître un art de la trace.
É.B. Weill imagine un art où la pellicule n’aurait « même plus le temps de saisir les contours de l’objet. De la forme de l’objet subsiste seule une nouvelle apparence passagère ».4 Cette apparence passagère, il la nommera métaforme… Parfois spectrale comme pour Orphée (1959), souvent magistrale comme pour Magnificat (1963), elle est toujours spirituelle.
La recherche d’un art poétique et spirituel qui suggère plus qu’il ne définit, qui efface la matière ou perturbe la perception pour rendre visible l’esprit des choses, leur trace, leur force invisible et cachée, me rappelle la poétique de Stéphane Mallarmé. La métaforme d’É.B. Weill est, elle aussi, une absence de signification qui signifie davantage : « Quand un mouvement est entamé, il n’a plus de signification, il n’en a qu’au départ et qu’à l’arrivée ».5 C’est dans ce « suspendu momentané » de la signification que l’art d’ É.B. Weill peut prendre source. La métaforme est la forme en gestation. C’est une œuvre qui dialogue avec d’autres disciplines artistiques. Comme le vers chez Mallarmé, l’art pictural d’É.B. Weill résonne comme de la musique. Il respire aussi le théâtre (Jean-Louis Barrault), le mime (Marcel Marceau, Étienne Decroux), la peinture (Jean Arp), la poésie, la danse et l’architecture. Humaniste, É.B. Weill a côtoyé toutes ces formes d’art, et l’esprit d’art total caractérise l’ensemble de son travail.
La musique est omniprésente dans les Métaformes. Sa recherche n’est en cela point éloignée de celle de Vassily Kandinsky. En 1946, É.B. Weill crée l’œuvre Recherches pour évocation musicale : figure en fil de fer, flûte, ondine, qui précède des œuvres Métaformes telles que Kinor (1960), Musiques pour Cordes (1965) ou Jeux d’Orgues (1964). Il poursuit, tout comme V. Kandinsky, la correspondance entre la musique et l’art pictural (Farben und Klänge). Seulement, au lieu de la toile et des pigments, il compose avec la lumière et le mouvement, avec l’immatériel.
Ainsi É.B. Weill invente un nouveau type de photographie cinétique né de la rencontre entre le son et la lumière, la matière et le mouvement. Des photographies dont l’architecture s’apparente à celle de la musique : « Comme la musique, les Métaformes s’élaborent par la répartition dans le temps et l’espace (volume) de diverses vibrations ou modulations. Lorsqu’un objet se déplace durant un temps donné, il engendre une modulation perceptible à l’œil par l’intermédiaire de la caméra. Cette modulation devenant objet, la succession des diverses modulations ainsi créées, par leur enchaînement, leurs métamorphoses, leurs oppositions, leurs fugues, leurs ruptures, leurs rythmes, etc. deviennent en quelque sorte des éléments de musique visuelle ».6
De là, il n’y a qu’un pas à l’évanouissement du monde matériel. On le pressent dans ses projections audiovisuelles Musiques pour les yeux des années 70, ô combien en avance sur son époque, qui remplacent la scénographie théâtrale traditionnelle. «C’est l’explosion du décor, la formule de l’avenir », selon ses propres mots. Nous le voyons aussi à travers les colonnes cassées dans Proposition de décor classique (1963) et Hommage à Piranèse (1964). Nous touchons dans l’art de É.B. Weill à l’esthétique du sublime. Loin de la beauté statique, nous sommes au cœur du mouvement émouvant, du déséquilibre, de l’expansion, de l’explosion et de la vie. Ou comme le dirait J. Arp… un coup de peigne astral… des cordages d’étoiles… ouragans de photographe… vibrations et ondes de fleurs. 7 Si d’illustres prédécesseurs (Étienne-Jules Marey, Eadweard Muybridge, Norman McLaren) , avant lui, s’intéressèrent au mouvement, É.B. Weill va, par ses dialogues interdisciplinaires avec la musique, le théâtre, le mime ou la danse, créer un art doté d’un véritable vocabulaire lyrique, spirituel et expérimental.
Maria Wettergren
mariawettergren.com